Textes


Ce qui m’a attiré vers son atelier, c’est le travail qu’elle mène avec le papier. Non pas le papier manufacturé utilisé comme support, mais le papier matière. 

À première vue ses œuvres ont l’aspect rassurant des traditionnelles feuilles de papier à la cuve, rectangulaires, blanches, placides. Feuilles isolées, serrées dans des cartons, empilées sur des tables, semblables à des ballots de colporteurs, des livres non cousus qui laisseraient échapper leurs fils épars. L’apparence est trompeuse. La vie a pris possession de ces feuilles, chargées d’éléments inclus, porteuses d’empreintes, marquées de signes, détentrices de secrets : au cœur de chacune d’elles la matière a parlé. On les touche, elles palpitent, on les libère, elles se déploient, monumentale.

Si Anne-Marie Milliot choisit de réaliser son propre matériau, c’est pour le façonner à sa convenance, se procurer le plaisir d’y découvrir les messages qu’elle-même insère – cacher pour révéler –, pour nous révéler des empreintes, des signes, des messages. Réunir les feuilles isolées, les assembler, c’est leur conférer une dimension, un rythme, une sémantique. Souder les fragments d’un ensemble volontairement disjoint – détruire pour reconstruire –, n’est-ce pas manifester l’intention de s’exprimer en modifiant l’ordre des choses pour parler un nouveau langage. 

Marie-Noël de Gary, 1982
Catalogue d’exposition Anne-Marie Milliot. 1977-1985, les années radicales, Ader, Paris, 2021


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L’assemblage au moyen de fils noués, c’était pour moi le moyen de faire avec des surfaces de dimensions réduites des grandes surfaces, des espaces à l’infini.

Les premiers fils que j’ai inclus dans la feuille de papier étaient blancs, par la suite j’ai peint les fils. Au début je travaillais sur du papier sec pour que la couleur se dépose seulement à l’endroit souhaité, ensuite j’ai accepté qu’elle soit libre dans l’humidité du papier, qu’elle m’échappe, se dissolve, que les pigments colorés travaillent différemment suivant leurs caractéristiques propres. C’est à ce moment que j’ai fait mes premières empreintes et dévoilé, à l’intérieur du papier par arrachage du fil, la marque qu’il avait laissée. Je suis passée naturellement du fil à la toile, j’ai utilisé de petits morceaux de toile repliée, gorgés de couleur, que j’ai de la même manière emprisonnés au cœur du papier puis dévoilés… une suite au titre presque évident : dans le papier, la couleur, la toile. Les éléments qui avaient permis ce travail ou qui en étaient issus, je les ai recyclés dans d’autres feuilles assemblées en de grandes compositions qui ont été présentées en novembre 1982 à la Galerie La Main à Bruxelles.

J’ai une relation privilégiée avec le papier. Je suis bien avec le papier, tout mon corps est impliqué dans ce travail. Faire du papier, c’est faire un ensemble de mouvements, de gestes très rythmés, et j’éprouve un vrai plaisir au contact de la pâte tiède, liquide, blanche. J’ai conscience de créer quelque chose depuis le début. En ce moment c’est le papier qui est le plus important pour moi, à un autre moment ce sera autre chose. J’ai besoin de manipuler des matériaux, la toile, le bois aussi. J’ai cassé des baguettes de bois pour le plaisir de les casser, mais aussi pour le plaisir de les recoller, et j’ai eu le même plaisir à découper et à ressouder les toiles bleues et brunes que j’ai réalisées au printemps dernier. 

Je ne veux pas qu’on m’enferme, ni dans le papier, ni dans autre chose, ni dans aucun matériau, ni dans aucun fonctionnement. Je veux être libre de m’exprimer comme je veux avec ce qui me plaît…

Anne-Marie Milliot, 18 novembre 1982 
Réponses à des questions de Marie-Noël de Gary


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Déchirer, inciser, perforer, froisser, gratter, réaliser des empreintes, etc. : la peinture d’Anne-Marie Milliot réactive certains gestes décisifs des années 1950-1980, gestes initiés par Lucio Fontana, Jean Degottex, certains membres du groupe Support-Surface, d’autres encore. C’est dire qu’elle n’a en rien abdiqué le côté expérimental de ces années-là, qu’elle n’a pas baissé la garde, cédé à la tentation du confort de la répétition, de l’embourgeoisement. C’est dire également qu’elle ne se sent pas écrasée par les références citées, mais au contraire vivifiée, stimulée par elles. 

De tous les gestes mentionnés, celui d’inciser est le plus essentiel car il est le principe de plusieurs de ses séries. La peinture d’AMM est ainsi une peinture par incision. L’incision laisse, en effet, jouer la capillarité de la couleur à travers le support, brouillant les faces (où est le recto ? ; où est le verso ?), engageant entre elles un jeu de va-et-vient, de dialogue. Nombre de ses œuvres seraient à présenter non contre un mur, mais dans l’espace, afin que les deux faces soient visibles.

AMM peint par série, jusqu’à la panne. Elle peint tant que le travail en cours la surprend, l’étonne, l’amuse, l’émerveille. Ce qu’elle aime : se donner au départ quelques règles, certaines contraintes, qui, en cours de route, dévieront, viendront la surprendre – voire la menacer. Si le résultat est donné au départ, alors à quoi bon continuer de peindre… 

AMM ne vit pas sur ses acquis ; à chaque nouvelle série, elle les met en jeu. La réussite est souvent très près de l’échec : un mince fil les sépare. La plupart du temps, on ne sait pas très bien à quoi tient la réussite ou l’échec, le basculement d’un côté ou de l’autre.

Christian Limousin, 2012
Catalogue de l’exposition Anne-Marie Milliot. L’Étape de Vézelay, Maison Jules-Roy, Vézelay, 2012


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Francesco Rapazzini
“La carta nel suo destino”, Charta, n°172, juillet-août 2021